vendredi 17 mai 2024 11:26

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Jose Antonio Vargas, journaliste primé, sans papiers

Philippin d'origine, lauréat du prestigieux prix Pulitzer, Jose Antonio Vargas révélait en 2011 être un immigré clandestin. Un choc dans le pays. Depuis, il se bat pour la cause des candidats au rêve américain.

Il a couvert la campagne électorale de 2008 pour le Washington Post. A écrit pour le prestigieux New Yorker l'un des portraits les plus fouillés de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook. A remporté le prix Pulitzer, la récompense suprême du journalisme outre-Atlantique. Pourtant, Jose Antonio Vargas risque d'être expulsé des Etats-Unis.

En juin 2011, le journaliste lâche une bombe. Dans un long récit autobiographique publié dans le New York Times, ce Philippin, installé aux Etats-Unis depuis son enfance, révèle être un immigré clandestin. Un « coming out » décidé dans un moment de découragement, après l'échec politique du Dream Act, un projet de loi visant à régulariser certains sans-papiers. Son geste provoque une déflagration médiatique et relance le débat sur l'immigration aux Etats-Unis.

Aujourd'hui, Jose Antonio Vargas gère un emploi du temps de businessman. Il nous aura fallu trois semaines de mails, de messages sur Facebook et Twitter, de coups de téléphone... pour décrocher une interview. Quand on le rencontre enfin, il a les traits tirés, l'air fatigué. Comme pour se justifier, il nous montre son agenda surchargé. Un jour à New York, le lendemain dans le Wisconsin, le surlendemain dans le Minnesota... pour une multitude de conférences et de rencontres. « Je n'ai pas le droit de douter, de flancher », dit-il, comme pour se donner du courage. A 31 ans, le jeune homme a créé le mouvement indépendant « Define American ». Son but ? Interpeller les politiques sur la question de l'immigration clandestine, permettre aux sans-papiers de raconter leur histoire et inciter les citoyens à s'emparer enfin du sujet.

Incroyable parcours

Parler immigration, origine, identité américaine... c'est justement ce que Jose Antonio Vargas est venu faire, un mois avant l'élection présidentielle, à l'université de Louisville, dans le Kentucky. Une nouvelle étape dans son interminable croisade, au coeur d'une région faite d'usines automobiles, de mines de charbon et d'immenses pâturages. Ici, l'immigration est marginale mais les débats politiques restent traversés par les thématiques de l'« invasion » et de la « concurrence déloyale » sur le marché du travail. Le 6 novembre prochain, le Kentucky va à coup sûr voter pour Mitt Romney. Jose Antonio Vargas s'en moque – lui s'attache à faire évoluer les consciences. Pendant près d'une heure et demie, ce soir-là, il va donc assurer le show sur la scène d'un des bâtiments du campus et raconter, devant une salle captivée par son franc-parler, son incroyable parcours.

Jose Antonio Vargas est né en 1981, aux Philippines. Mais son histoire commence réellement en 1993 – « Avant, je n'ai pas de souvenirs », dit-il. Un matin de cette année-là, dans sa maison non loin de Manille, sa mère le réveille. « Ma valise était prête, un taxi m'attendait », se rappelle-t-il. Direction l'aéroport, où un « oncle » sorti de nulle part l'attend. Sa mère le laisse dans les mains de cet inconnu, avec un seul conseil : « Si on te demande ce que tu viens faire aux Etats-Unis, dis que tu vas à Disneyland. » En fait, « l'oncle » est un passeur grassement rémunéré, qui va l'emmener avec de faux papiers en Californie. Il faudra beaucoup de temps à Jose pour pardonner cet « abandon » et comprendre que sa mère, qui n'avait pas réussi à obtenir de visa, a décidé de lui « offrir », à lui seul, un avenir meilleur. Aux Etats-Unis, Jose débarque chez ses grands-parents, installés légalement depuis les années 1980. Dans son imaginaire d'enfant philippin, il les voyait millionnaires – en fait, son grand-père est vigile, sa grand-mère serveuse.

Jose grandit sans se poser de questions. « J'entendais parler des sans-papiers à la télé mais je ne me sentais absolument pas concerné. » En 1997, alors qu'il souhaite obtenir son permis de conduire, une employée de l'administration lui rend sa carte verte, censée justifier son statut de résident : « Elle est fausse. Ne reviens plus ici. » Paniqué, l'ado prend son vélo, fonce à la maison, tombe sur son grand-père qui, honteux, finit par lui dire la vérité. « D'un coup, le monde dans lequel je vivais s'est effondré », résume-t-il.

Vraie paranoïa

Pendant quatorze ans, Jose va porter ce lourd secret. Il s'étourdit dans le travail, passe ses journées à la bibliothèque, multiplie les stages – comme s'il devait constamment faire ses preuves de « bon citoyen ». A son entourage, il révèle d'un coup son homosexualité, comme si cette réalité-là était plus facile à livrer. Dans un pays où il n'existe pas de carte nationale d'identité, il finit par obtenir un permis de conduire, et s'inscrit à l'université de San Francisco, où il étudie le journalisme. En 2004, Jose le bûcheur se fait embaucher au Washington Post. Il publie des reportage remarqués, notamment sur l'épidémie de sida dans la capitale fédérale. En 2009, il s'installe à New York. En apparence, il vit le rêve américain. En réalité, il contrôle tout ce qu'il dit, évite les questions personnelles, développe une vraie paranoïa. « Ça me rongeait de l'intérieur », reconnaît-il aujourd'hui.

En 2010, l'échec du Dream Act sert de déclic. Jose se sent trahi. Comment un pays qui compte 12 millions de clandestins peut-il échouer à trouver un consensus politique pour les régulariser ? Comment une nation bâtie sur l'idée même d'immigration peut-elle fermer les yeux sur ses aspirants citoyens ? La politique ambiguë d'Obama, qui avait promis de réformer le système mais a expulsé près de 400 000 clandestins par an – plus que Bush ! –, finit de le convaincre. En quelques jours, il écrit son histoire, simplement intitulée Ma vie de sans-papiers, pour casser l'image du clandestin invisible, forcément plongeur dans un restaurant ou femme de ménage dans un hôtel. Le New York Times publie l'article. Sa nouvelle vie de porte-parole commence. Aucune possibilité de faire marche arrière.

« C'est de loin le reportage le plus passionnant de ma carrière, celui aussi où je suis le plus impliqué », dit-il aujourd'hui. En un peu plus d'un an, Jose Antonio Vargas a sillonné le pays, multiplié les conférences, donné des dizaines d'interviews, interpellé par vidéo la secrétaire d'Etat Hillary Clinton (elle lui a répondu). A chaque fois, il exige des régularisations et répète les mêmes réalités : les Etats-Unis n'ont jamais été aussi divers. Sur 309 millions d'habitants, ils comptent désormais 50 millions de Latinos, 39 millions d'Afro-Américains, 18 millions d'Asiatiques. Des minorités en plein boom démographique, qui pourraient bientôt bouleverser la donne politique. En 2008, elles représentaient un quart du corps électoral. Cette année, encore plus nombreuses, elles peuvent faire basculer l'élection, grâce à leur implantation dans les « swing states », ces Etats cruciaux pour remporter la victoire. Et d'ici à 2050, elles pourraient devenir... majoritaires.

Nouvel électorat

Ces chiffres, Jose sait qu'ils jouent en sa faveur. Pour gagner les futures élections, les grands partis n'ont d'autre choix que de séduire ce nouvel électorat, largement favorable à un assouplissement des lois liées à l'immigration. Il faudra donc redéfinir les règles, mettre en avant des politiques d'intégration, prendre soin des plus faibles. Certes, l'actuelle campagne a surtout été dominée par la crise économique, Mitt Romney n'est pas entièrement revenu sur ses positions extrémistes (il avait annoncé vouloir instaurer des lois « si répressives que les clandestins partiront d'eux-mêmes ») et Barack Obama a évité ce sujet sensible. Mais demain, la donne changera, forcément. En juin dernier, comme le début d'une prise de conscience de la société américaine, Jose Antonio Vargas a fait la couverture du très influent magazine Time, en compagnie d'autres clandestins. Le titre clamait : « Nous sommes Américains. » Et cet été, la Maison-Blanche a décidé de geler les expulsions, pendant au moins deux ans, des jeunes clandestins titulaires d'un diplôme ou ayant servi dans l'armée.

Ce soir-là à Louisville, après sa conférence, Jose Antonio Vargas a donné rendez-vous à quelques étudiants dans un bar. Il y a là des garçons qui parlent fort, des filles qui rigolent entre elles. Des jeunes comme les autres. Tous sans papiers. « Pour moi, Jose est un modèle, raconte Ivan, qui a traversé à pied la frontière américano-mexicaine lorsqu'il avait 10 ans. Il est le seul à raconter exactement à quoi ressemblent nos vies. » Comme lui, ces derniers mois, des milliers de clandestins fatigués de se cacher ont fait leur « coming out », sur Internet ou dans les médias locaux. « Plus on sera nombreux à parler, plus le regard que l'on porte sur nous changera », affirme dans un sourire Lisa, une Suédoise de 23 ans, qui attend de recevoir son permis de séjour temporaire, promis par Obama.

Expulsé à tout moment

Pour Jose Antonio Vargas, en tout cas, c'est trop tard. Le gel des expulsions prévu par Obama est réservé aux moins de 31 ans – il est plus vieux de quelques mois. Quelle solution, alors ? S'il veut réintégrer le circuit officiel, faire une demande de carte verte, le journaliste doit repartir aux Philippines et prendre le risque de subir une interdiction de territoire américain de dix ans. Impensable pour quelqu'un qui n'est pas retourné dans son pays d'origine depuis ses 12 ans. Ne reste plus qu'à espérer que le prochain président s'attellera avec pragmatisme à la réforme et changera la loi. En attendant, Jose Antonio Vargas continue son combat à travers le pays, en sachant qu'il peut être expulsé à tout moment. Le lendemain de notre rencontre, sur une route du Minnesota, où il allait tenir une nouvelle conférence, il s'est fait arrêter au volant d'une voiture de location. Son permis de conduire étant invalide, car il reposait sur un faux certificat de domiciliation, le policier l'a placé en détention puis transféré aux services de l'immigration. A quelques semaines de l'élection présidentielle, le clandestin le plus célèbre d'Amérique a fini par être relâché. Son statut l'a protégé. Mais s'il ne s'était pas appelé Jose Antonio Vargas, son rêve américain se serait peut-être arrêté là.

27/10/2012, Lucas Armati

Source : Télérama n° 3276

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