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Au Danemark, les attaques de Copenhague ont ramené le débat dix ans en arrière

Les positions qui ont émergé en 2005, après la publication des caricatures de Mahomet, ont défini le cadre du débat sur l’intégration dans le pays, tel qu’il s’est déployé depuis. Une tribune de Nils Holtug, professeur de philosophie politique et directeur du Centre for Advanced Migration Studies à l'université de Copenhague.

La plupart des Danois n’ont guère été surpris par les tueries des 14 et 15 février. Nous avons toujours su que pareille tragédie pouvait et allait probablement se produire. La publication des caricatures de Mahomet ainsi que l’engagement militaire en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie avaient fait du Danemark une cible potentielle pour les djihadistes à la recherche d’un endroit pour semer la terreur sur le sol européen. De plus, de multiples plans avaient été déjoués par la police danoise ces dernières années et le caricaturiste Kurt Westergaard avait été agressé à son domicile, en janvier 2010, sans être toutefois blessé.

Depuis dix jours, une controverse sur l’interprétation à donner de ces événements fait néanmoins rage au Danemark. Qui doit être blâmé, si quelqu’un doit l’être, hormis le tireur (et ses possibles complices)? Les suggestions faites incluent les imams et autres membres de la communauté musulmane qui prêcheraient l’extrémisme, la gauche modérée, qui serait trop libérale sur les questions d’immigration et d’intégration et, enfin, la droite populiste, accompagnée de divers individus et groupes qui œuvreraient à marginaliser les immigrants et défendraient des politiques trop dures.

Sans surprise (peut-être), pour les Danois tout au moins, le débat revêt des formes héritées des controverses qui ont suivi la publication des caricatures par le Jyllands-Posten en 2005. Les positions qui ont émergé après cette publication ont défini le cadre du débat sur l’intégration au Danemark ,tel qu’il s’est déployé depuis.

En particulier, deux positions dominent la discussion. Selon la première, nous devrions nous montrer fermes sur la liberté d’expression et afficher notre soutien envers les institutions et personnes qui exercent ce droit, comme le Jyllands-Posten, lorsqu’elles font l’objet d’intimidations ou de menaces. La population en général, ce qui inclut les minorités, devrait aussi comprendre qu’accepter le ridicule est un des aspects incontournables de la vie dans une démocratie libérale. Plus que cela, les tenants de cette position estiment que la liberté d’expression est menacée par l’autocensure, par exemple quand des caricaturistes refusent de représenter Mahomet par peur de possibles représailles. Un tel raisonnement s’accompagne souvent d’un scepticisme à l’égard des restrictions envers la liberté d’expression, comme les lois contre le blasphème ou contre les discriminations.

Ainsi, lors des tueries de Paris et de Copenhague, les médias qui ont refusé de publier les caricatures du prophète dans le cadre de leur couverture des événements ont été fortement critiqués. Outre la défense de la liberté d’expression, il a été argué que de telles publications servaient le double objectif de dissoudre le risque de futures attaques sur de nombreuses cibles tout en rendant ce genre de publications «banales» au point où, avec le temps, les lecteurs finiraient par s’en accommoder.

Les sondages suggèrent que cette première position est de plus en plus populaire parmi les Danois. Alors que le nombre de personnes opposées à la publication des caricatures était légèrement supérieur à celui des personnes qui y étaient favorables en 2006, à la suite de l’attaque contre Charlie Hebdo, 65 % des personnes sondées considèrent désormais que le Jyllands-Posten avait pris la bonne décision en publiant les caricatures en 2005.

Liberté d'expression et responsabilité

Selon la seconde position, la liberté d’expression a beau être fondamentale, son exercice s’accompagne néanmoins d’une certaine responsabilité. En particulier, une attention particulière doit être exercée envers le fait de ne pas moquer ou offenser de manière gratuite des minorités et des citoyens marginalisés, qui pourraient être d’autant plus marginalisés ou se sentir exclus à la suite de l’exercice de ladite liberté. L’idée est que ces publications et déclarations qui les accompagnent sont toujours faites et interprétées dans des contextes particuliers. Dès lors, les caricatures du prophète peuvent avoir un plus grand impact négatif lorsqu’elles sont le fait d’une majorité et que beaucoup de musulmans se sentent déjà marginalisés et indésirables. Par conséquent, les tenants de la seconde position reprochent à ceux de la première d’ignorer la dynamique et la force des processus qui nourrissent la marginalisation et les inégalités de statut.

Toutefois, la peur n’est pas uniquement que la marginalisation des minorités s’approfondisse, mais aussi que les caricatures soient contre-productives. Si le fond du problème est que quelques musulmans ne respectent pas la liberté d’expression, prouver que c’est un problème en utilisant la liberté d’expression d’une manière que beaucoup de musulmans trouvent insultante ou offensante n’est peut-être pas très malin. D’ailleurs, après les tueries de Copenhague, cet argument a refait surface sous la forme de craintes vis-à-vis de la republication du dessin de Lars Vilks et des caricatures originales. L’idée est qu’une telle republication est plus susceptible d’entraver l’intégration et de mettre de l’huile sur le feu en facilitant la tâche des islamistes fondamentalistes lorsqu’ils tentent de convaincre les musulmans modérés que la plupart des citoyens des démocraties libérales occidentales ne leur veulent aucun bien.

Bien entendu, ces deux positions n’épuisent en rien le spectre des réponses politiques au Danemark. En particulier, les appels se sont multipliés pour renforcer le contrôle aux frontières, accroître les dispositions sécuritaires et être moins politiquement correct, ce qui signifie finalement être moins arrangeant envers les immigrants et les minorités ethniques. Quoi qu’il en soit, ces réponses particulières sont souvent combinées, d’une façon ou d’une autre, à une défense des caricatures de Mahomet et des autres représentations du prophète et, par là même, avec la première des deux positions mentionnées ci-dessus.

Les deux positions présentées ici offrent des arguments valables, mais leurs défenseurs ont aussi tendance à manquer ou ignorer des aspects essentiels. Il est intéressant de se pencher sur ces aspects manquants en commençant par la seconde position. Dans une démocratie libérale, il n’y a pas d’alternative légitime à une défense ferme de la liberté d’expression. Certains ont eu tendance à sous-estimer la menace incarnée par le terrorisme ainsi que d’autres formes de violence. Depuis les tueries de Paris et de Copenhague, si ce n’est avant, il est clair que certaines critiques de la religion sont risquées.

C’est quelque chose que nous devons tous sincèrement regretter, même si l’on considère que certaines critiques ne sont pas particulièrement intelligentes, productives ou morales. Donc, même si la menace qui pèse actuellement sur la liberté d’expression n’a rien à voir avec son hypothétique retrait de la Constitution ou le fait qu’elle puisse un jour ne plus être légalement protégée, certains individus et médias qui décident de faire usage de cette liberté sont malgré tout menacés. Il s’agit d’un point important, car la valeur de la liberté d’expression ne dépend pas seulement de son application légale, mais aussi des conditions sociales et politiques de son exercice.

Garantir le sentiment d'inclusion

En ce qui concerne la première position, ceux qui mettent de l’avant le besoin d’être ferme sur la liberté d’expression n’ont souvent manifesté qu’un intérêt limité pour les inégalités et les dynamiques de marginalisation et de radicalisation. Dans une certaine mesure, leurs appels insistants à republier les caricatures à la suite des tueries en sont la preuve. Les autres aspects qui doivent être pris en considération incluent les facteurs qui ont poussé un jeune homme, né et élevé au Danemark, à assassiner brutalement des concitoyens dont le seul «crime» était d’assister à un débat sur la liberté d’expression ou d’être juif. Au bout du compte, ce n’est pas moins important que le combat pour la liberté d’expression —en fait, cela fait partie du combat. Garantir des conditions sociétales en vertu desquelles les immigrants et minorités ethniques se sentent inclus dans une communauté politique qu’ils sont déterminés à soutenir et défendre n’est pas seulement une question de justice sociale, même si cette dimension est très importante. À long terme, il s’agit de garantir la sécurité publique ainsi que les conditions sociales qui permettent à la liberté d’expression et autres libertés de s’épanouir.

Dans certains cas, le manque de volonté de regarder en face –et donc de contrecarrer– les processus de marginalisation et de radicalisation atteint des sommets dans le ridicule. Par exemple, dans un débat télévisé suivant les tueries de Paris, plusieurs chefs de partis politiques danois ont déclaré que nous ne devions pas essayer d’expliquer de tels actes parce que chercher à les expliquer pourrait servir à les excuser. Adopter une telle attitude revient à confondre énoncés descriptifs («X a été provoqué par Y») et prescriptifs («X est justifié par Y») tout en se privant de la capacité de gérer ces menaces de manière rationnelle.

Nous pouvons accroître la sécurité et défendre la liberté d’expression. Mais si nous ne réfléchissons pas sérieusement aux facteurs qui déterminent le sentiment d’inclusion des immigrants et minorités ethniques dans nos sociétés, ainsi qu’à des alternatives qui puissent faire sens pour des individus qui pourraient être tentés par le fondamentalisme religieux, notre futur pourrait se révéler pire que ce à quoi nous nous attendons.

26.02.2015,  Nils Holtug

Source : slate.fr

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