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Les chibanis plongés dans un univers kafkaïen

En 2005, le Haut Conseil à l'intégration pointait déjà les discriminations dont sont objet les chibanis, ces anciens venus reconstruire la France d'après-guerre. Malgré des promesses, leurs conditions de vie ne cessent de se dégrader.

« L'immigré est atopos, sans lieu, déplacé, inclassable. (...) Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du même, ni totalement du côté de l'autre, il se situe en ce lieu "bâtard", (...) la frontière de l'être et du non-être social. » C'est en ces termes que Pierre Bourdieu disait la nécessité de penser aujourd'hui la citoyenneté de ceux qui passent d'émigrés à immigrés. Du pays de départ au pays d'arrivée. Les chibanis, ces travailleurs migrants âgés, sont justement les grands oubliés de l'intégration, comme le relevait le Haut Conseil à l'intégration (HCI) en 2005. Eux qui ont non seulement contribué à la Libération dans le plus grand silence mais qui ont également reconstruit la France des Trente Glorieuses.

Aujourd'hui, en plus des souffrances physiques et morales, ils sont plongés dans un système administratif dans lequel tout versement de pensions relève du parcours du combattant... Plongés également dans l'univers des chambres de bonne, des hôtels meublés ou des foyers susceptibles d'être détruits lorsque les plans d'urbanisme tracent d'ambitieux projets pour la ville. Cette population vieillissante et, dans sa majeure partie célibataire, fait face à un choix cornélien  : rentrer au pays ou rester en France dans des conditions de misère qui permettront tout de même d'envoyer quelques deniers à la famille.

45 % d'entre eux « n'ont jamais de contacts avec des amis ou parents d'une autre origine que la leur. Et 17 % disent ne pouvoir compter sur personne en cas de difficulté ». Soumis à des formes précoces de vieillissement, les chibanis restent isolés et n'accèdent « que trop rarement aux structures de droit commun d'aide sociale pour les personnes âgées, par exemple l'aide à domicile », selon le HCI, du fait de l'illettrisme et de l'analphabétisme. Ainsi, seuls 29 % d'entre eux perçoivent l'allocation supplémentaire du fonds de solidarité vieillesse. De même, « 21 % (uniquement des femmes) touchent une pension de réversion, 9 % une pension d'invalidité. 63 % des personnes de l'échantillon bénéficient d'aides au logement ». Et une personne sur deux touche des revenus inférieurs à 610 euros.

Le Haut Conseil à l'intégration note par ailleurs des pathologies particulières spécifiques aux travailleurs immigrés âgés. Les emplois peu ou non qualifiés exposaient 13,1 % d'entre eux à des accidents du travail entraînant parfois une incapacité permanente, alors que leur part dans la population active salariée n'est que de 6,8 %. À cela, il faut ajouter une surexposition au diabète, aux « mauvaises conditions de logement, aux carences alimentaires, aux affections respiratoires et à des problèmes de santé bucco-dentaire ». Le HCI relève par ailleurs que, « contrairement aux idées reçues, selon lesquelles les immigrés âgés grèveraient le budget de la Sécurité sociale, ceux-ci ont un accès très limité aux soins en France ».

Ainsi, l'accès des travailleurs immigrés aux services gériatriques et gérontologiques est rendu difficile pour des raisons de coût mais aussi de culture, et « des difficultés pour les professionnels d'intervenir dans des foyers semi-collectifs ». Néanmoins, certaines villes, comme Marseille, mettent en place des structures d'information pour permettre aux immigrés de bénéficier de l'ensemble des droits et services en direction des « seniors ». Dans le même temps, en 2006, ces anciens se sont vu assigner leur expulsion sans proposition de relogement d'un hôtel meublé de la cité phocéenne dans le cadre de la requalification du centre-ville. Des efforts en trompe-l'œil donc.

L'accès aux soins, au logement et au droit à la retraite est encore plus ardu pour les femmes. Une fois sur deux, elles ont occupé un emploi précaire ou à temps partiel. « En outre, ce sont les femmes qui sont très largement les bénéficiaires de pensions de réversion. Or les montants sont proportionnels aux droits du conjoint décédé et les pensions correspondent à un peu plus de la moitié de la retraite perçue ou qu'aurait perçu la personne décédée », note le HCI. Ainsi, certaines d'entre elles continuent de travailler à un âge très avancé afin de subvenir à leurs besoins lorsque leur mari disparaît.

Si l'étude du HCI souligne le fort sentiment d'appartenance des chibanis à la France - quand un tiers seulement jouit de la nationalité française - les logiques d'exclusion perdurent malgré les « poussées commémoratives » qui pointent ça et là à l'égard de l'immigration tout en prenant soin d'occulter toute dimension politique et citoyenne. Les chibanis souffrent, selon l'expression des associations Ici&Là-Bas (Lyon), Le Rouet À Cœur Ouvert (Marseille) et DiverCité (Rhône-Alpes), d'une « canicule permanente ». D'une solitude dans la vie qui se poursuit au moment de la mort.

Source : L'Humanité

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